• La première phase, celle de la Méditation (fikr) sur les textes sacrés et sur les signes de l’Univers, conduit à une introspection attentive et sévère, véritable examen de conscience du Croyant.
    A cette première phase, succède, chez le Croyant touché par la grâce, le Repentir (Tawba), fait d’attrition profonde (huzn) et de crainte révérencielle (taqwa) envers le Créateur de toute chose : c’est le véritable point de départ du sentiment mystique, parce qu’il annonce le retour à Dieu.
    La troisième phase est celle du Renoncement (zuhd) : purifier son âme, ce n’est pas seulement, sous l’effet du Repentir, retirer ses mains de ce bas monde, c’est aussi en vider son cœur, afin de « se sentir libre de tout, sauf de Dieu ».
    Parvenu à ce détachement des choses de ce monde, le Croyant s’abandonne ou s’en remet à Dieu, mais cet Abandon (tawkkul) comporte plusieurs degrés, allant de la confiance qui ne supprime pas l’initiative personnelle, à la prière d’imploration (du’a) à Dieu de pourvoir à toute chose, et même à une remise à la providence divine si totale, que le Croyant ressemble à « un cadavre entre les mains du laveur de mort », suivant l’expression commune aux Chrétiens et aux Musulmans.
    La cinquième phase, celle de l’Amour (mahabba) envers Dieu, qui a donné lieu à des élans littéraires sublimes, exprime tantôt la dilection tantôt l’amour-passion (shawq), et même l’amour-désir (’ishq).
    Cet amour, dans l’âme purifiée du Croyant, conduit à l’Extase (wajd), dans laquelle il y a encore coexistence de la créature et de son Créateur, le Croyant se sentant seulement proche de Dieu, avec un bonheur ineffable.
    Au-delà de cette limite, certaines mystiques ont encore tenté l’effort, surhumain, et inquiétant aux yeux de l’orthodoxie de parvenir à l’union expérimentale de leur âme en Dieu. Cette tentative d’unicité suprême a pu donner, aux plus exaltés d’entre eux, la sensation d’être UN avec Dieu, et de n’avoir plus eux-mêmes d’existence propre. Il faut noter, enfin, que cette union intime avec Dieu présente plusieurs degrés, allant de la simple conjonction (wisâl) ; à une sorte « d’inhabitation » (hulûl) sans confusion de nature, et enfin à une « identification » (ittisâl) dont l’ambiguité a pu conduire Al-Hallâj à la potence.
    Toutes ces étapes sont préparées par la méthode psychologique du wird, ou « approche de l’aiguade », qui consiste, littérairement, à s’abreuver de textes sacrés ou édifiants choisis à cet effet, et par la méthode pratique du dhikr, ou « remémoration » jaculatoire de formules brèves, répétées jusqu’à ce que les mots semblent émaner de l’âme, et non plus seulement sourdre du cœur, et encore moins tomber des lèvres.
    Au terme de ces efforts, le Croyant se sent doué d’une sorte de « connaissance directe » (ma’rifa), « intuitive » et quasi divinatrice, mais subjectivement expérimentale, qui lui permet d’accéder à « l’essentielle vérité » (hâqiqa), par-delà même les textes sacrés : c’est la « voie royale » des Soufis.
    Les conséquences de ce qui précède, sur le double plan religieux et social, sont importantes :
    Le Repentir et la Méditation sont orthodoxes et recommandés en Islam, où la foi doit être consciente, c’est-à-dire en accord avec l’intention intime (niyya) du Croyant, pour être mieux sentie et plus vécue.
    Le Renoncement et l’Abandon, stériles sur le plan social, ne sont pas du tout encouragés, car, en se voulant libéré des liens de ce monde, le Croyant, devenu ascète, risque aussi de se faire anachorète, se retranchant ainsi de la collectivité : c’est ce que ne veut pas l’Islam. Une tradition prophétique (hadith) rapporte, à ce sujet, que le geste du riche caravanier qui s’arrête dans le désert pour donner de ses provisions à un ascète retiré dans une grotte, est plus agréable à Dieu que la prière de cet anachorète, car ce dernier ne fait rien pour ses semblables. Et le cheikh Bamba écrira même, à ce propos, que le riche qui est reconnaissant à Dieu, est plus méritant que le pauvre qui n’est que résigné.
    Enfin, l’Amour, conduisant ou non à l’Extase, et les tentatives d’union expérimentale avec Dieu, sont déclarés impossibles et rejetés par les gardiens de l’orthodoxie : même le prophète Muhammad, au cours de son Ascension nocturne, spirituelle pour les uns, corporelle pour les autres, a dû s’arrêter « sur le seuil » de Dieu. D’autre part, cet amour et cette union directs, rendraient inutiles les textes mêmes de la Révélation et, partant, le rituel de la Religion, ce qui serait absurde, et conduirait à la dislocation de la Communauté musulmane.
    C’est ici que se situe la première ligne de séparation entre le mysticisme des Croyants « assoiffés de Dieu », et l’attitude de ceux qui, bien que mystiques, veulent cependant respecter, à la lettre l’absolue transcendance et l’inaccessibilité de Dieu.
    Ces derniers observèrent, en effet, que le prophète Muhammad, bien qu’ayant constamment rappelé et marqué la dépendance et l’infériorité de sa personne à l’égard de sa Mission, avait été assez privilégié pour être l’interlocuteur de Dieu. La Révélation faite à Muhammad, « un homme comme les autres », est la preuve que Dieu se fait entendre de l’Homme. Et comme ces mystiques voulaient, à leur tour, entendre la voix de leur Seigneur, au moins dans le secret (sirr) de leur âme, ils firent le double effort de méditer profondément le Coran, et d’étudier attentivement la vie du Prophète, ce qui les conduisit à l’amour et à l’imitation de celui-ci.
    Le profond désir de suivre l’exemple de Muhammad, dans la droiture et l’humilité, sous l’omniprésence de Dieu, et devant les hommes, est ainsi, et d’abord, un moyen de se rapprocher de Dieu, en réalisant au mieux les conditions remplies jadis par Son Envoyé.
    Dès lors, grâce à une vie sincère, d’obéissance à la volonté divine, parce que conforme à celle de Muhammad, ces mystiques « minimistes » se trouvèrent intégrés dans une orthodoxie satisfaisante, l’acceptation du Coran passant, ici, AVANT l’imitation de Mahomet, selon la formule magistrale de Louis Massignon, pour ne pas tomber dans un culte de la personne du Prophète, qui serait contraire au monothéisme absolu de l’Islam.
    On a donc là le passage, mieux : la métamorphose, de la grande Mystique musulmane en mystique de l’imitation du Prophète.





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