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    Ahmadou Bamba fut, au début de notre siècle, le « pôle spirituel » (qutb) de foules sénégalaises de plus en plus nombreuses, attirées spontanément autour de Ce « cheikh de droiture » (shaykh murshid) qui, par sa foi et sa conduite exemplaires, leur indiquait une « voie » religieuse (tarîqa), et leur apportait une règle de vie (adab).
    C’est ainsi que naissent les confréries populaires musulmanes, depuis des siècles, et que naquit, en particulier, celle des Mourides au Sénégal.
    Par lui-même, le mot « murid » (mouride) n’a aucune signification spéciale. Il signifie « disciple », et il convient d’ajouter : de tel maître, ou de telle doctrine. Mais le cheikh Bamba a si fortement marqué ses « disciples », que ceux-ci peuvent, aujourd’hui, se dire « mourides », comme d’autres se disent qâdirites ou tidjânites.
    Les masses populaires ont été attirées par la vertu charismatique de ce guide qui leur offrait un Recours (ghawth), et qui leur proposait, simultanément, une morale sociale de rechange, en un temps où les structures anciennes achevaient de s’effondrer, sous l’impact de l’islamisation elle-même, ou de la colonisation.
    A ces éléments conjoncturels, il faut ajouter un facteur permanent : celui déjà prodigieuse force d’expansion libérée par la Mystique musulmane, après l’adaptation populaire de celle-ci, au sein des confréries religieuses.
    L’étude approfondie de l’oeuvre écrite, en arabe, par le fondateur du Mouridisme sénégalais -35.009 vers et 4.000 lignes de prose - offre trois sujets de réflexion.
    1. - Ahmadou Bamba est le dernier en date des grands fondateurs de confrérie religieuse, et il est notre contemporain (1850-1927).
    2. - Ce cheikh est, actuellement ; le meilleur exemple de la métamorphose de la mystique spéculative en mysticisme confrérique, métamorphose commandée, à la fois, par un souci d’orthodoxie, et par le désir de répondre aux aspirations des masses populaires, qui sont « plus éprises de Dieu sensible au cœur, que de spéculations gnostiques ».
    3. - Enfin, le cheikh Bamba est, précisément en cela, l’exemple, et la preuve, de l’importance sociale du mysticisme confrérique.
    Ahmadou Bamba, comme tous les fondateurs de confrérie, depuis Sayyîdî Abd-Al-Qâdir Al- Jîlanî, il y a plus de huit siècles, a, en effet, proclamé son adhésion à la Mystique, ou Soufisme. Mais celui-ci a évolué, intérieurement, et c’est précisément cette évolution qui rend compte, à la fois, de l’adaptation des grands mouvements religieux, et de la puissance du prosélytisme maraboutique en Afrique.
    Il semble nécessaire de rappeler les grands traits de cette évolution, pour mettre en évidence les tenants et aboutissants sans lesquels la pensée du Cheikh des Mourides sénégalais serait insaisissable.
    Fondée aux IIIe siècle de l’Islam, la Mystique musulmane a revêtu, successivement, deux aspects : celui du Soufisme proprement dit, qui représente la tentative d’une union intime et expérimentale de la créature avec son Créateur, selon l’expression des Pères Anawati et Gardet, et celui de la Mystique dite « minimiste », parce que l’amour et l’imitation du prophète Muhammad y ont remplacé la quête exclusive et impossible de Dieu, qui doit rester transcendant et inaccessible, comme l’exige l’orthodoxie musulmane.
    Dans le premier cas, nous sommes en présence des grands penseurs, « esseulés » ou « exilés sur terre », qui ont atteint les plus hauts sommets de la pensée religieuse.
    Dans le second cas, nous rencontrons les fondateurs des confréries ou congrégations religieuses qui, depuis près d’un millénaire, ont assumé le premier rôle dans l’islamisation des masses, notamment en Afrique.
    Entre ces deux groupes de mystiques, situés à des niveaux différents, se trouve Abû Hamid Al-Ghazâlî, qui revivifia l’orthodoxie avec les meilleurs éléments de la mystique, conciliant ou réconciliant celle-ci avec celle-là, et donnant ainsi, aux fondateurs du mysticisme confrérique, les assises et les garanties qui allaient permettre leur étonnant succès.
    La Mystique musulmane est accessible au Croyant capable d’un effort moral et intellectuel d’une exceptionnelle qualité. C’est une ascension spirituelle, marquée par des phases successives, dont le franchissement demande une ferme constance.